QUELQUES-UNES DES IMPRESSIONS D’EXCELLENCE

 

Du ravin, je pouvais voir que par manque de patients, le docteur Goannek se livrait à la pêche. Cela tombait bien, car son isba avec le T-zéro maquillé en latrines était plus près de la station balnéaire que le club. Il est vrai que sur le chemin vers sa demeure se trouvait un rucher que j’avais eu la malchance de ne pas remarquer au cours de ma première visite, ce qui fit que je fus obligé, cette fois-ci, de me sauver, sautant par-dessus je ne sais quelles haies décoratives, renversant lors de mon galop des cruches tout aussi décoratives. Au demeurant, tout se passa sans dégâts. J’escaladai le perron aux balustres, pénétrai dans la pièce que je connaissais déjà et appelai Excellence.

Je pensai m’en tirer par un rapport bref, mais notre conversation s’annonça longue ; je sortis, alors, sur le perron avec le vidéophone dans les mains pour ne pas être pris au dépourvu par le docteur Goannek, bavard et susceptible.

— Pourquoi reste-t-elle là-bas ? demanda Excellence, pensif.

— Elle attend.

— Il lui a fixé un rendez-vous ?

— Je crois que non.

— La pauvre…, grogna Excellence, puis demanda : Tu reviens ?

— Non, dis-je. Il me reste encore ce Yachmaa et la résidence des Céphalards.

— Pour quoi faire ?

— Dans leur résidence, répondis-je, se trouve actuellement un certain Céphalard au nom de Tchekn-Itrtch, le même qui avait participé avec Abalkine à l’opération « Le Monde Mort »…

— Et alors ?

— D’après ce que j’ai compris du rapport d’Abalkine, ils avaient des relations qui sortaient légèrement de l’ordinaire…

— Dans quel sens ?

J’hésitai, en cherchant des mots appropriés.

— Je prendrais le risque d’appeler ça « amitié », Excellence… Vous rappelez-vous ce rapport ?

— Oui. Je vois ce que tu veux dire. Mais réponds-moi à la question suivante : comment as-tu su que le Céphalard Tchekn se trouvait sur la Terre ?

— Eh bien… c’était assez compliqué. Premièrement…

— Cela suffit, m’interrompit-il, et il plongea dans un silence expectatif.

Je ne saisis pas tout de suite, mais finis par comprendre. Effectivement. Moi, employé du COMCONE-2 avec toute mon expérience du travail avec le G.I.U., j’avais eu du mal à trouver Tchekn. Que pouvait-on dire alors d’un simple Programmeur Abalkine qui, de surcroît, avait moisi pendant vingt ans dans le grand Cosmos et ne s’y connaissait en G.I.U. pas plus qu’un potache de vingt ans !

— D’accord, dis-je. Vous avez raison, bien sûr. Néanmoins, avouez que c’est faisable. Du moment qu’on le veut.

— Je l’avoue. Mais il ne s’agit pas que de cela. Ne t’est-il pas venu à l’esprit qu’il jette des pierres dans des buissons ?

— Non, dis-je honnêtement.

« Jeter des pierres dans des buissons », traduit de notre phraséologie, signifie : envoyer sur une fausse piste, semer des faux indices, bref, monter un bateau. Bien entendu, théoriquement on pouvait admettre que Lev Abalkine poursuivait un objectif bien précis. Quant à ses escapades avec Gloumova, son Maître et moi, ce n’était qu’un canular monté d’une main de maître, destiné à nous faire gamberger en vain en gaspillant notre temps et nos forces, en nous éloignant désespérément de l’essentiel.

— Ça n’en a pas l’air, dis-je fermement.

— Et moi, j’ai l’impression que ça en a l’air, dit Excellence.

— Bien sûr, vous pouvez mieux juger, répliquai-je sèchement.

— Sans aucun doute, approuva-t-il. Mais, malheureusement, ce n’est qu’une impression. Je n’ai pas de faits. Pourtant, si je ne me trompe pas, il est peu probable que dans sa situation il se rappelle Tchekn, qu’il fasse une quantité d’efforts pour le trouver, se précipite dans l’autre hémisphère, y joue je ne sais quelle comédie et tout cela rien que pour jeter dans les buissons une pierre de plus. Tu es d’accord avec moi ?

— Voyez-vous, Excellence, j’ignore sa situation et ce doit être pour ça que je ne partage pas votre impression.

— Quelle est la tienne ? demanda-t-il avec un intérêt soudain.

J’essayai de la formuler :

— Ça peut être n’importe quoi, mais pas la pierre. Ses actes sont soumis à une certaine logique. Tous, ils sont liés. En plus, il utilise tout le temps le même procédé. Il ne perd pas de temps à inventer d’autres manœuvres. Il commence toujours par estomaquer son interlocuteur par une déclaration quelconque, et puis il écoute ce que bégaye le pauvre ahuri… Il veut apprendre quelque chose, quelque chose sur sa vie… Ou, plus précisément, sur son destin. Quelque chose qu’on lui a caché… (Je me tus, puis repris :) Excellence, il a appris par je ne sais quel moyen qu’il existait un mystère de sa personnalité.

À présent, nous nous taisions tous les deux. La calvitie couverte de taches de vieillesse oscillait sur l’écran. J’avais la sensation de vivre un moment historique. C’était un de ces cas rarissimes où mes arguments (pas les faits que j’avais découverts, mais mes arguments, mes déductions logiques) obligeaient Excellence à réviser ses idées.

Il releva la tête et dit :

— Bon. Va voir Tchekn. Mais n’oublie pas que c’est ici, chez moi, qu’on a le plus besoin de toi.

— À vos ordres, dis-je. Qu’est-ce que je fais avec Yachmaa ?

— Il n’est pas sur la Terre.

— Mais si, dis-je. Il est sur la Terre. Il se trouve au « Camp de Yan », aux environs d’Antonov.

— Ça fait trois jours qu’il est sur Guigande.

— Je vois, dis-je, me voulant ironique. Non, mais quelle coïncidence ! Il est né le même jour qu’Abalkine, il est également un enfant posthume, il figure, comme l’autre, sous un numéro…

— Bon, bon, grogna Excellence. Ne t’éloigne pas du sujet.

L’écran s’éteignit. Je remis le vidéophone à sa place et descendis dans la cour. Ensuite, je me faufilai avec précaution à travers des orties gigantesques et, directement des latrines en bois du docteur Goannek, je marchai sous la pluie nocturne sur le bord de la rivière Vélon.

 

Le 3 juin 78

 

BARRAGE SUR LA RIVIÈRE TÉLON

 

La rivière invisible bruissait à travers le frou-frou de la pluie quelque part, très près, sous le ravin ; droit devant moi se reflétait, humide, un pont métallique léger au-dessus duquel brillait un grand panneau en lincos : « TERRITOIRE DU PEUPLE DES CÉPHALARDS. » Il était un peu étrange de voir le pont commencer directement dans les hautes herbes : rien ne menait vers lui, ni une route, ni même un misérable sentier. À deux pas de moi luisait de son unique lucarne un bâtiment rond, trapu, du type caserne-prison. Je ressentis l’odeur de l’inoubliable Sarakche : celle du fer rouillé, de cadavres, de la mort tapie. Il y a quand même sur notre Terre de drôles d’endroits. Il semblerait qu’on est chez soi, qu’on connaît tout, que tout est familier et chéri, mais non : tôt ou tard on tombe sur quelque chose de totalement incongru… Bon. Que pense de ce bâtiment le journaliste Kammerer ? Oh ! il a déjà une opinion bien précise là-dessus.

Le journaliste Kammerer trouva dans le mur rond une porte, la poussa d’un geste décidé et se retrouva dans une pièce voûtée, meublée d’une seule table où était assis, le menton posé sur ses poings, un jouvenceau aux cheveux longs, ressemblant par ses boucles et son tendre visage allongé à Alexandre Blok[2] qui se serait affublé en suivant son extravagance d’un poncho mexicain vif et bariolé. Les yeux bleus du jouvenceau rencontrèrent le journaliste Kammerer d’un regard totalement dépourvu d’intérêt et légèrement las.

— Vous en avez une architecture, je vais vous dire ! prononça le journaliste Kammerer, secouant des gouttes de pluie de ses épaules.

— Eux, ils aiment, protesta avec indifférence Alexandre B., sans changer de pose.

— Pas possible ! prononça avec sarcasme le journaliste Kammerer, lorgnant tout autour en vue d’un siège.

Le local ne comportait pas de chaises libres, pas plus que de fauteuils, divans, couchettes ou banquettes. Le journaliste Kammerer regarda Alexandre B. Alexandre B. le contemplait avec la même indifférence, sans l’ombre d’intention aimable ou même de politesse. C’était étrange. Ou, plutôt, inhabituel. Mais on sentait qu’ici cela faisait partie de l’ordre des choses.

Le journaliste Kammerer faillit ouvrir la bouche pour se présenter, mais au même moment Alexandre B., avec une sorte de soumission lasse, baissa sur ses joues pâles ses cils divins et se mit à réciter par cœur son texte sur le ton pénétrant d’un cyber du transport public :

— Cher ami ! Malheureusement, vous avez entrepris votre voyage en vain. Vous ne trouverez ici rien qui soit digne de votre intérêt. Tous les ouï-dire qui vous ont guidé vers nous sont exagérés à outrance. Le territoire du peuple des Céphalards ne peut aucunement être considéré comme un complexe de distractions et d’enrichissement de vos connaissances. Les Céphalards, peuple merveilleux, très original, disent d’eux-mêmes : « Nous sommes avides de savoir, mais pas du tout curieux. » La Mission des Céphalards représente ici son peuple en qualité d’organisme diplomatique et ne peut être objet de contacts non officiels ni, encore moins, d’une vaine curiosité. Cher ami ! La chose la plus sensée que vous pouvez faire, c’est de rebrousser votre chemin et d’expliquer d’une façon convaincante à tous vos amis le véritable état des choses.

Alexandre B. se tut et releva langoureusement ses cils. Le journaliste Kammerer se trouvait toujours devant lui et, apparemment, ce fait ne lui causa aucune surprise.

— Bien entendu, avant de vous dire adieu, je vais répondre à toutes vos questions.

— Vous ne seriez pas obligé, en le faisant, de vous lever ? s’enquit le journaliste Kammerer.

Les divins yeux bleus s’allumèrent d’une sorte d’animation.

— À vrai dire, oui, avoua Alexandre B. Mais hier je me suis cogné le genou, il me fait encore terriblement mal, alors, veuillez bien m’excuser…

— Volontiers, dit le journaliste Kammerer et il s’assit sur le bord de la table. Je vois que des curieux vous ont exténué…

— Depuis que j’ai pris le service, vous êtes le sixième groupe.

— Mais je suis tout seul ! protesta le journaliste Kammerer.

— Le groupe est un nom quantitatif, expliqua Alexandre B., se ranimant de plus en plus. Comme, par exemple, une caisse. Une caisse de boîtes de conserve. Une pièce de coton. Ou une boîte de bonbons. Il peut arriver que dans la boîte il ne reste qu’un bonbon. Tout seul.

— Vos explications m’ont pleinement satisfait, dit le journaliste Kammerer. Mais je ne suis pas un vain curieux. Je suis venu pour affaires.

— Quatre-vingt-trois pour cent de tous les groupes, répliqua immédiatement Alexandre B., viennent ici précisément pour affaires. Le dernier comportant cinq exemplaires, dont des enfants en bas âge et un chien, avait comme but de se mettre d’accord avec les chefs de la Mission pour des leçons de la langue des Céphalards. Mais dans une majorité écrasante, ce sont des amateurs de xénofolklore. Une épidémie ! Tout le monde recherche le xénofolklore. Moi aussi, je recherche le xénofolklore. Mais les Céphalards n’ont pas de folklore ! C’est un canular ! Ce plaisantin de Long Muller a publié un bouquin dans le style d’Ossian et tout le monde en est devenu fou… « Ô des arbres ébouriffés à mille queues, dissimulant vos pensées lugubres dans des troncs moelleux et chauds ! Vous possédez des milliers de milliers de queues, mais pas une seule tête… » À propos, les Céphalards n’ont même pas la notion de queue ! Chez eux la queue sert d’organe d’orientation, et si on veut traduire ce mot d’une façon adéquate, ce ne sera plus la queue, mais la boussole… « Ô arbres à mille boussoles ! » Mais je vois que vous n’êtes pas folkloriste…

— Non, avoua sincèrement le journaliste Kammerer. Je suis bien pire. Je suis journaliste.

— Vous écrivez un livre sur les Céphalards ?

— Dans un sens. Pourquoi ?

— Non, rien. Je vous en prie. Vous n’êtes ni le premier ni le dernier. Avez-vous jamais vu des Céphalards ?

— Oui, bien sûr.

— Sur l’écran ?

— Non. Voyez-vous, c’est précisément moi qui les ai découverts sur Sarakche…

Alexandre B. alla jusqu’à se relever.

— Vous êtes donc Kammerer ?

— À votre service.

— Oh non, c’est moi qui suis à votre service, docteur ! Ordonnez, exigez, disposez…

Je me rappelai instantanément la conversation de Kammerer avec Abalkine et m’empressai d’expliquer :

— Je n’ai fait que les découvrir et rien de plus. Je ne suis pas du tout spécialiste de Céphalards. Et pour l’instant, je ne suis pas intéressé par les Céphalards en général, mais par un seul et unique Céphalard, l’interprète de la Mission. Donc, si vous n’avez pas d’objections… puis-je aller le voir ?

— De grâce, docteur ! (Alexandre B. leva ses bras.) Vous avez cru, peut-être, que nous sommes ici en tant que gardes, pour ainsi dire ? Rien de semblable ! Allez-y, je vous en prie ! Plusieurs visiteurs font la même chose. On leur explique que les ouï-dire sont exagérés, ils hochent la tête, ils saluent, puis ils sortent et oust ! ils filent par le pont…

— Et alors ?

— Quelque temps après, ils reviennent. Très déçus. Ils n’ont rien vu ni personne. Forêts, collines, vallons, charmants paysages, tout cela est présent, c’est sûr, mais les Céphalards sont absents. Premièrement, les Céphalards mènent une vie nocturne ; deuxièmement, ils vivent sous la terre et l’essentiel, c’est qu’ils ne rencontrent que ceux qu’ils veulent rencontrer. C’est pour des cas semblables que nous sommes de service ici : à titre d’agents de liaison, pour ainsi dire…

— Qui ça, vous ? demanda le journaliste Kammerer. Le COMCONE ?

— Oui. Des stagiaires. Nous sommes de service à tour de rôles. Par nous, la liaison s’effectue dans les deux sens… Lequel des interprètes voudriez-vous voir ?

— J’ai besoin de Tchekn-Itrtch.

— On va essayer. Vous connaît-il ?

— Peu probable. Mais dites-lui que je veux lui parler de Lev Abalkine qu’il connaît sûrement.

— Je pense bien ! dit Alexandre B. et il approcha le sélecteur.

Le journaliste Kammerer (et, j’avoue, moi aussi), observait avec une extase se muant en vénération, ce jouvenceau au visage tendre de poète romantique qui écarquillait les yeux d’une façon démente et, enroulant ses lèvres délicates en un tuyau impensable, se mettait à claquer du bec, à cancaner, à hululer comme trente-six Céphalards (dans une forêt morte, la nuit, près d’une chaussée de béton éventrée, sous le ciel phosphorescent et terne de Sarakche). Ces sons paraissaient très opportuns dans ce local voûté, vide, rappelant une caserne, aux murs rugueux et nus. Puis, il se tut et pencha la tête, tendant l’oreille aux séries de claquements et ululements qui résonnaient en réponse ; ses lèvres et sa mâchoire inférieure continuaient à bouger d’une façon bizarre, comme s’il les tenait prêtes à enchaîner immédiatement la conversation. Ce spectacle était plutôt déplaisant et le journaliste Kammerer, malgré toute son admiration, jugea plus délicat de détourner les yeux.

Au demeurant, la conversation ne fut pas trop longue. Alexandre B. se rejeta sur le dossier de sa chaise et, massant tendrement sa mâchoire de ses longs doigts pâles, prononça, suffoquant un peu :

— Je crois qu’il a accepté. Toutefois, je ne veux pas vous donner trop d’espoir : je suis loin d’être sûr que j’ai tout bien compris. J’ai saisi deux couches mentales, mais il me semble qu’il y en avait encore une… Bref, prenez ce pont, après il y aura un sentier. Le sentier mène dans la forêt. Il va vous y rencontrer. Plus précisément, il va vous regarder… Non. Comment dire… Vous savez, il est moins difficile de comprendre un Céphalard que de le traduire. Par exemple, cette phrase publicitaire : « Nous sommes avides de savoir, mais pas curieux. » À propos, c’est un échantillon d’une bonne traduction. « Nous ne sommes pas curieux » peut être interprété comme « nous ne sommes pas vainement fureteurs » et, en même temps, « nous n’offrons pour vous aucun intérêt ». Vous comprenez ?

— Je comprends, dit le journaliste Kammerer, descendant de la table. Il va me regarder et puis décidera si parler avec moi en vaut la peine. Merci de vous être dérangé.

— De quel dérangement parlez-vous ! C’est mon agréable devoir… Attendez, prenez mon imperméable, il pleut…

— Merci, ça va aller comme ça, dit le journaliste Kammerer et il sortit sous la pluie.

 

Le 3 juin 78

 

TCHEKN-ITRTCH, LE CÉPHALARD

 

Il était environ trois heures, heure locale. Les nuages couvraient entièrement le ciel, la forêt était dense et ce monde nocturne me semblait gris, plat et trouble comme une mauvaise photo ancienne.

Bien sûr, c’est lui qui me détecta le premier et me suivit par un chemin parallèle dans le sous-bois touffu au moins pendant cinq minutes, sinon dix. Quand je finis par m’en apercevoir, il le comprit quasi instantanément et se retrouva aussitôt sur le sentier devant moi.

— Je suis là, déclara-t-il.

— Je vois, dis-je.

— On va parler ici, dit-il.

— D’accord, dis-je.

Il s’assit tout de suite, exactement comme un chien qui parle avec son maître : un chien de belle taille, à la tête impressionnante, aux petites oreilles triangulaires dressées, aux grands yeux ronds sous un front large et massif. Sa voix était un peu rauque, il parlait sans le moindre accent et seules ses phrases courtes, hachées, ainsi que la netteté légèrement exagérée d’articulation trahissaient son origine étrangère. Et encore un détail : une faible odeur. Pas celle d’un chien mouillé, ce qu’on aurait pu attendre, mais une odeur inorganique, quelque chose qui rappelait le colophane chauffé. Une odeur étrange, plutôt celle d’un mécanisme que d’un être vivant. Si ma mémoire est bonne, sur Sarakche les Céphalards sentaient très différemment.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il sans ambages.

— On t’a dit qui je suis ?

— Oui. Tu es journaliste. Tu écris un livre sur mon peuple.

— Ce n’est pas tout à fait ça. J’écris un livre sur Lev Abalkine. Tu le connais.

— Tout mon peuple connaît Lev Abalkine.

C’était nouveau.

— Et qu’en pense-t-il, ton peuple ?

— Mon peuple ne pense pas à Lev Abalkine. Il le connaît.

À première vue, c’était le début de marécages linguistiques.

— Je voulais dire : que ressent ton peuple envers Lev Abalkine ?

— Il le connaît. Chacun le connaît, dès sa naissance jusqu’à sa mort.

Le journaliste Kammerer et moi tînmes conseil et décidâmes d’abandonner pour l’instant ce sujet. Nous demandâmes :

— Que peux-tu raconter sur Lev Abalkine ?

— Rien, répondit-il brièvement.

C’était précisément ce que je craignais le plus. Je le craignais à tel point, que dans mon subconscient j’avais rejeté jusqu’à l’éventualité d’une telle réponse et que je n’y étais absolument pas prêt. L’air lamentable, je ne savais plus quoi faire, tandis qu’il approcha sa patte de devant de sa gueule et commença à mordiller bruyamment la peau entre ses griffes. Pas comme le font les chiens, mais comme le font parfois nos chats.

Au demeurant, mon sang-froid ne me lâcha pas. Je réalisai à temps que si ce cabot sapiens n’avait réellement pas voulu avoir affaire à moi, il aurait tout simplement éludé la rencontre.

— Je sais que Lev Abalkine est ton ami, dis-je. Vous avez vécu et travaillé ensemble. Enormément de Terriens voudraient savoir ce que pense d’Abalkine son ami et collaborateur le Céphalard.

— Pourquoi ? demanda-t-il, aussi bref.

— Comme expérience, répondis-je.

— Expérience inutile.

— L’expérience inutile n’existe pas.

À présent, il s’attaqua à l’autre patte et au bout de quelques secondes, il marmonna :

— Pose des questions concrètes.

Je réfléchis.

— Je sais que la dernière fois tu as travaillé avec Abalkine il y a quinze ans de cela. Depuis, as-tu été amené à travailler avec d’autres Terriens ?

— Oui. Souvent.

— As-tu senti la différence ?

Posant cette question, je n’envisageais, en fait, rien de particulier. Mais Tchekn se figea soudain, puis baissa lentement sa patte et leva sa tête au grand front. L’espace d’un instant, une sinistre lumière rouge illumina ses yeux. Mais, à peine au bout d’une seconde, il se remit à ronger ses griffes.

— Difficile à dire, grogna-t-il. Les travaux sont différents, les gens sont différents aussi. C’est difficile.

Il éluda. Mais quoi ? Ma question innocente l’obligea, en quelque sorte, à trébucher. Il perdit contenance pendant toute une seconde. Ou bien c’était encore les tours de la linguistique ? Au fond, la linguistique n’est pas une mauvaise chose. Attaquons. Tout droit.

— Tu le rencontres, déclarai-je. Il te réinvite à travailler. Tu es d’accord ?

Cela pouvait signifier : « Si tu l’avais rencontré et s’il t’avait invité à travailler, aurais-tu accepté ? » Ou, si l’on veut : « Tu l’as rencontré et (selon mes informations) il t’a invité à travailler. Lui as-tu donné ton accord ? » La linguistique… J’avoue que c’était une manœuvre plutôt pitoyable, mais que me restait-il ?

Et la linguistique me dépanna.

— Il ne m’a pas invité à travailler, protesta Tchekn.

— De quoi, alors, avez-vous parlé ? m’étonnai-je, en cultivant le succès emporté.

— Du passé, grogna-t-il. Aucun intérêt pour personne.

— As-tu eu l’impression, demandai-je, essuyant mentalement la sueur de mon front, qu’il a beaucoup changé en ces quinze années ?

— Ça non plus, ce n’est pas intéressant.

— Au contraire. C’est très intéressant. Moi aussi, je l’ai vu il n’y a pas longtemps et j’ai découvert qu’il a beaucoup changé. Mais je suis un Terrien, et c’est ton avis que je voudrais connaître.

— Mon avis : oui.

— Tu vois ! Et en quoi, selon toi, a-t-il changé ?

— Il ne s’intéresse plus au peuple des Céphalards.

— Ah bon ? m’étonnai-je sincèrement. Pourtant, avec moi il n’a parlé que des Céphalards…

À nouveau, ses yeux s’allumèrent de rouge. Je l’interprétai comme la preuve de son nouvel embarras.

— Que t’a-t-il dit ? demanda-t-il.

— Nous discutions qui des Terriens a fait le plus pour les contacts avec le peuple des Céphalards.

— Quoi d’autre ?

— Rien. Nous n’avons parlé que de cela.

— Quand est-ce que c’était ?

— Avant-hier. Pourquoi as-tu décidé qu’il ne s’intéressait plus au peuple des Céphalards ?

Soudain, il déclara :

— Nous perdons le temps. Ne pose pas de questions vaines. Pose de vraies questions.

— Bon. Je te pose une vraie question. Où est-il maintenant ?

— Je ne sais pas.

— Que pense-t-il faire ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Chacune de ses paroles compte pour moi.

Alors, Tchekn adopta une pose étrange, je dirai même peu naturelle : il se baissa légèrement sur ses pattes raidies, tendit son cou et vrilla ses yeux sur moi du bas en haut. Puis, hochant en cadence sa tête lourde comme du plomb de droite à gauche, il se mit à parler, en articulant soigneusement des mots :

— Écoute attentivement, comprends correctement et retiens pour longtemps. Le peuple de la Terre ne se mêle pas des affaires du peuple des Céphalards. Le peuple des Céphalards ne se mêle pas des affaires du peuple de la Terre. C’était ainsi, c’est et ce sera ainsi. L’affaire de Lev Abalkine est ainsi l’affaire du peuple de la Terre. C’est réglé. Donc, ne cherche pas ce qui n’existe pas. Le peuple des Céphalards ne donnera jamais d’asile à Lev Abalkine.

Ça alors ! Je laissai échapper :

— Il a demandé l’asile ? À vous ?

— Je n’ai dit que ce que j’ai dit : le peuple des Céphalards ne donnera jamais l’asile à Lev Abalkine. Rien de plus. As-tu compris ?

— Ça, j’ai compris. Mais ce n’est pas cela qui m’intéresse. Je répète la question : qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Je vais répondre. Mais avant, répète l’essentiel de ce que je t’ai dit.

— Bon, je vais répéter. Le peuple des Céphalards ne se mêle pas de l’affaire d’Abalkine et lui refuse le droit d’asile. C’est ça ?

— Oui. C’est l’essentiel.

— Maintenant, réponds à ma question.

— Je réponds. Il m’a demandé s’il existe une différence entre lui et d’autres gens avec qui j’avais travaillé. Exactement la même question que toi, tu m’as posée.

Ayant à peine terminé de parler, il se retourna et se glissa dans les broussailles. Pas une branche, pas une feuille ne bougèrent, pourtant, il n’était plus là : il avait disparu.

Eh bien ! Tchekn ! « Je lui apprenais la langue et l’utilisation de la Ligne de Livraison. Je ne le quittais pas quand il était malade de ses maladies étranges… Je supportais ses mauvaises manières, j’avalais ses remarques désobligeantes, je lui pardonnais ce que je ne pardonne à personne au monde… S’il faut, je me battrai pour lui comme pour un Terrien, pour moi-même. Mais lui ? Je ne sais pas… » Eh bien ! Tchekn-Itrtch !

 

Le 3 juin 78

 

EXCELLENCE EST CONTENT

 

— Très curieux ! dit Excellence, lorsque mon rapport fut terminé. Tu as bien fait, Mac, d’avoir insisté sur la visite de ce jardin zoologique.

— Je ne comprends pas, répliquai-je, arrachant avec énergie des bardanes piquantes de mon pantalon mouillé. Vous y voyez un sens ?

— Oui.

J’écarquillai les yeux.

— Vous admettez sérieusement que Lev Abalkine pouvait demander l’asile ?

— Non. Je ne l’admets pas.

— Alors de quel sens s’agit-il ? Ou c’est encore une pierre dans les buissons ?

— Peut-être. Mais il ne s’agit pas de ça. Où Abalkine voulait en venir ne compte pas. La réaction des Céphalards, voilà qui compte. Du reste, ne te casse pas la tête avec tout cela. Tu m’as apporté une information importante. Merci. Je suis content. Toi aussi, sois content.

Je me remis à arracher les bardanes. Il n’y a rien à dire, il était content. Ses yeux verts brillaient à un tel point que ça se voyait même dans l’obscurité du bureau. Il avait exactement le même regard qu’au moment où jeune, gai, essoufflé, je lui avais fait le rapport que sainte nitouche Precht était, enfin, pris la main dans le sac et qu’il se trouvait en bas, dans la voiture, avec un bâillon dans la bouche, entièrement prêt à être consommé. C’est moi qui avais mis la main sur sainte nitouche, mais à l’époque j’étais à mille lieues de comprendre ce que comprenait Pèlerin : c’était la fin du sabotage et dès le lendemain, des convois avec le grain se dirigeraient vers la capitale…

Maintenant aussi, de toute évidence, il comprenait quelque chose dont j’étais éloigné de mille lieues, tandis que moi, je n’éprouvais aucune satisfaction, même élémentaire. Je n’avais mis la main sur personne, personne n’attendait d’être interrogé avec un bâillon dans la bouche, mais à la place, sur notre Terre immense et tendre, se débattait dans tous les sens un homme mystérieux au destin mutilé. Il se démenait sans trouver de repos, comme un empoisonné, et empoisonnait à son tour tous ceux qu’il rencontrait de son désespoir et de sa rancœur, il trahissait et devenait lui-même victime de la trahison…

— Je te le rappelle une fois de plus, Mac, prononça soudain Excellence à voix basse. Il est dangereux. Et d’autant plus dangereux qu’il ne le sait pas lui-même.

— Mais qui diable est-il ? demandai-je. Un Androïde fou ?

— Un androïde ne peut pas avoir un mystère de la personnalité, répondit Excellence. Ne change pas de sujet.

Je fourrai les bardanes dans la poche de ma veste et me redressai sur ma chaise.

— Maintenant, tu peux rentrer chez toi, dit Excellence. Tu es libre jusqu’à dix-neuf heures pile. Ensuite, ne sois pas loin, reste dans la limite de la ville et attends mon appel. Il est probable que cette nuit il essayera de pénétrer dans le Musée. Alors on le prendra.

— Bon, dis-je sans aucun enthousiasme.

Il m’évaluait du regard, sans le cacher.

— J’espère que tu es en forme, prononça-t-il. Nous allons le prendre à deux, toi et moi, et je suis déjà bien trop vieux pour ce genre d’exercices.